Face au changement, e-confinement

Faire tourner les assiettes chinoises et ne rien laisser tomber

J’ai partagé un co-enseignement du design et des métiers d’arts en classes de spécialités (pôle de design Argouges Grenoble) en co-animation avec une très jeune collègue, quand même seule avec mon écran malgré tout, dans mon coin, en télétravail (comme tout le monde), et sur plusieurs plateformes de visioconférences, Zoom, Collaborate (Cned), Drive et groupes Whatsapp. Je n’ai pas eu une minute de vitalité à consacrer à ma pratique personnelle, ni touché un crayon pour dessiner, ni aménagé quoi que ce soit pour moi en 3 mois, excepté l’installation du Petit Musée des plantes sauvages comestibles dans le Gers (un dernier bol d’air avant l’enfermement https://gers160.fr/?p=1703). Je n’ai pas vu le temps passer tant j’étais occupée à faire cours de design, sujets de TP, tutoriels… tant j’étais ultra-concentrée sur ma batterie d’outils numériques aussi invraisemblable que réjouissante (il faut avouer). Mon bataillon d’êtres invisibles, mes élèves STD2A (Sciences et technologie du design et des métiers d’arts) est assez intimidant de l’autre côté de l’écran. Un sur deux n’a pas de caméra et fonctionne avec le son et le chat. C’est un temps long devant nous qui s’écoule et je dois prendre en compte l’effet de la durée pour maintenir la curiosité, la concentration, organiser la participation. Les élèves sont assidus, nous également;  je dirais même que nous sommes entraînés dans un tourbillon de questions, des heures durant, associés à des collaborations interactives d’une créativité sur le web assez magique, « vivante », rapide, tonique mais jamais prolixe. Nos cours s’enrichissent de nouveaux gestes pour vivre des expériences intellectuelles nouvelles. Les références culturelles sont accessibles à tout instant. Tout le monde cherche à flux tendu. J’entends des touches de clavier qui claquent tout le temps. Peut-être trouverons-nous à postériori nos recherches trop superficielles, pas forcément ciblées, qui sait ? Je crois que nous conviendrons bien tous que nous avons été en confiance les uns avec les autres, nous avons été actifs et pourtant tranquilles, curieux de tout, impliqués dans quelque chose éminemment contemporain, dans un universel partage…

Intuition de groupe

Les séances sur le plateforme comme Zoom ou Collaborate (Cned) s’articulent entre elles de manière très empirique, mais en s’appuyant sur une intuition de groupe. Nous sommes attentifs au bruit mais aussi aux silences qui en disent long du quelque fois malaise ou de la satisfaction procurée par la chose bien faite. Les incompréhensions ne sont que passagères, la jauge de l’indulgence est au plus haut et nous libère du jugement. Nous sommes devenus habiles intellectuellement en 3 mois de confinement, avec nos remue-méninges et brainstorming divers que nous consignons par écrit sur le chat. Très calculateurs sont ceux qui ne font rien ou presque mais écoutent de l’autre côté de la cloison-écran qui nous sépare, s’éclipsent pour faire autre chose un instant (why not ?) puis récupèrent à la source nourricière du tout chaud tout cuit, d’un clic de souris à la fin du cours. Il y a une vie de jungle, très naturelle. Ça carbure. Je suis d’un tempérament exalté et j’aime moi aussi le rapide, le furtif, le direct qui souvent en classe reste exclu.

Les furtifs

Pendant ce temps étiré et généreux, j’ai lu « Les furtifs » (700 pages), roman de fiction d’Alain Damasio. En 2040, le monde des humains est aussi habité d’êtres hybrides en perpétuelle métamorphose, faits de chair et de son. Ils ne sont pas visibles tant ils sont rapides, tant ils changent de formes, de matières (je le conseille, un vrai livre pour les designers). Leurs facultés se développent elles aussi indéfiniment. Dans un monde qui ne cherche qu’à les capturer et les tracer, ils métabolisent « en miroir » l’environnement dans lequel ils évoluent et se cachent comme des murènes dans les rochers, pour y inventer un monde parallèle plus libre et riche.« En un sens, la forme d’un furtif est toujours inadéquate au milieu qu’elle traverse, elle le met face à un problème perpétuellement à résoudre, dans une impossibilité organique de continuer à vivre sans changer d’état, c’est à dire de régime structurel et fonctionnel ».  

Quand je fais un exposé quelconque, un peu plus magistral que d’habitude, mes invisibles (élèves) ne cherchent plus à parader en pyjamas (1° séance !) mais écrivent, cherchent à mettre en image et en son, en bribe d’autres mots ce que je dis; au fil du cours ils  amassent, transportent en même temps (extrêmement vivant, plus « acteurs qu’en classe?) ce qu’ils trouvent sur le web ou dans leur tête. Ça fuse, ça vie, ça vibre, diverge, converge. C’est créatif en témoignent les ribambelles de références moissonnées et affichées sur le Whatshapp du groupe. Ça fait un petit tas, une montagne quand tout est rassemblé et mutualisé au sein de la classe. Je les trouve formidablement adaptés à la situation, toujours au seuil du réversible, aussi vivants que les furtifs de mon roman. Chaque cours (qui passe très vite finalement) est un réinvention, une naissance, revêt une forme assez fascinante. J’enregistre des morceaux de chat et eux-aussi et nous faisons l’échange même si la forme, l’orthographe n’est pas parfaite.

Demain, un cheminement tracé sur nos écrans

J’en viens à me dire que l’école classique au lycée se moque des nouveaux médias. L’école n’exploite que ce qu’elle sait faire à partir d’une ancienne manière, d’apprendre avec des livres. Je dis ceci alors que j’adore les livres, les textes fondateurs, les références trouvées en se perdant, dans un fleuve de mots. Mais voilà, à une époque où la concision est un mal qui nous transforme en roi de la communication incapable d’approfondir et de « nourrir » nos argumentations, où tous les savoirs les bons et les mauvais se mélangent sans distinction, nous n’avons pas envie de nous faire embarquer, nous avons peur de perdre le contrôle. C’est pourtant une constellation de réponses créatives que les élèves aiment faire avec des moyens ingénieux, audacieux. Densité et concentration, énergie positive se dégagent. Ils sont hâte de se revoir mais ne sont plus fatigués comme au début de l’expérience. Le monde avance, masqué ou tracé… nous y allons (c’est drôle, tout est écrit, heure d’arrivée, heure de départ, chat, enregistrements, classement, ect).

Écritures sur un tableau blanc interactif

Pour se détendre à la fin cours en 1/2 groupe, je met à l’écran mon tableau blanc de prof grâce au partage d’écran (plateforme Collaborate). Je laisse mes étudiants finir le cours en jouant. Je les laisse (seul parfois) tracer des écritures furtives, graphies à 4, 8,16 mains où ils apprennent à se battre par la couleur, par l’épaisseur de trait, par le jeu de recouvrement,  joute publique où slam graphique. Je me suis encore amusée à faire des captures, eux-aussi.

Petite Poucette

Michel Serre dans « Petite Poucette » essaie de brosser le portrait de la génération d’aujourd’hui à travers son personnage. « Petite Poucette » passe son temps à utiliser ses pouces pour pianoter sur son clavier de smartphone. Elle met en réserve tout son savoir, ses expériences, ses connaissances qu’elle moissonne sur le net et par les médias connectés. Son esprit et son corps sont le laboratoire intime d’un tas d’expériences qu’elle exploite jusqu’à épuisement. Elle surfe et fait feu de tout bois, par le biais d’échanges illimités et constructifs.  Petite Poucette construit sa vie avec les composantes qu’elle sait choisir, et ne choisit que ce qu’elle aime ( Montessorri ?) ! Elle adore rejeter d’un simple swipe ce qu’elle déteste. Cela fait d’elle un être unique et incontrôlable. En gros, Petite Poucette amasse des connaissances qu’elle cultive et fait pousser dans tous les sens, avec une capacité d’expérimentations illimitée. Dans son coin, elle se forge des compétences dans des domaines qu’aucun autre ne peut pénétrer (jardin secret), pouvant même dépasser occasionnellement un expert dans son domaine.

Il ressort du livre du philanthrope Michel Serre un message clair (un peu démago quand même ) :  le système pyramidal au fondement de nos sociétés, celui régenté par les riches, les coachs,  des chefs de tout ordre avec leurs spin doctors (dont nous faisons partie les profs), les intellectuels et leur horde de communicants, est obsolète et caduque. Finie la présomption d’incompétence et vive la présomption de compétence pour tous et pour chacun qui nous met sur un pied d’égalité ! Dans ce monde de multiples constellations (autant d’élèves, autant de petites poucettes), Michel Serre de dire : « La seule autorité possible est fondée sur la compétence ». Le monde d’aujourd’hui est truffé d’êtres compétents qui ont accès à des savoirs.

Parfois compliquée mais surtout inédite et insolite, cette longue expérience de « dématérialisation » change une vie. Aujourd’hui examens et évaluations sont terminées mais le travail continue pour ce qu’il est et non pour la bonne note qui récompense… Juste pour le plaisir d’apprendre. La jauge de présence a été très haute et les créations réalisées d’une qualité toute aussi élevée; nous serons heureux et fiers de nous retrouver…

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